Témoignage, Huguette Junod, 4/4/2015

Huguette Junod, auteur et éditrice genevoise, est venue le vendredi au cimetière des Rois. Le dimanche de Pâques à l’aube, elle a lu ce témoignage :

Hier, je suis allée au cimetière des Rois pour la cérémonie annoncée. En passant devant la chapelle, j’ai repensé à l’enterrement de Jean-Jacques. Son corps dans le cercueil ouvert, entouré de fleurs et de plantes. Je regardais son visage tuméfié sans parvenir à l’associer à celui de mon frère, vivant, mobile. Sa rencontre avec le bitume dans cet horrible accident, le vélomoteur contre la voiture, l’envol du corps… En une seconde, sa vie était partie. Devant la chapelle affluaient les connaissances, mon père se répandait, faisant les présentations, il me laissait derrière lui, dans un angle mort où je n’existais pas…

J’aperçois, sous un arbre, des gens rassemblés et m’y rends. On a disposé des sièges pour les personnes âgées, les autres participant-e-s se tiennent debout, je me place derrière des dames de petite taille, ce qui me permet de bien voir. Nous devons être deux cents, malgré le temps couvert et le froid. Des sept ou huit hommes qui se tiennent autour du micro, je ne connais que Sylvain Thévoz, et ne vois que des visages inconnus autour de moi, avant de repérer un ex-collègue, puis Gisèle Spescha. Le seul noir du groupe joue un morceau à la flûte. Il est grand, filiforme, j’admire sa coiffure faite de mèches entortillées. Suivent des morceaux à la guitare, des textes. On parle de la mort de Jésus en ce Vendredi saint. Sylvain Thévoz, en jean aux poches déformées, lit un poème inspiré du Notre Père, j’en apprécie le côté iconoclaste. Un chœur de gospel chante, on nous distribue des feuilles et le public suit. Celui qui a organisé cette cérémonie est le pasteur Jean-Michel Perret, dont je n’ai jamais entendu parler. On le sent habité par ce qu’il dit, sans notes, d’une voix claire. Il situe la croix historiquement, supplice atroce qui fut utilisé pendant deux siècles, avant et après J.-C, le Christ se situant à la charnière. Le calvaire durait des heures. Les non-chrétiens ne peuvent pas comprendre qu’un dieu puisse mourir, et mourir de cette façon.

Papa, maman, vous seriez étonnés de me voir ici, dans une sorte de culte en plein air, vous qui m’appeliez « la mécréante ». Il est vrai que je ne crois plus à ce que la religion protestante m’a inculqué. J’ai fréquenté assidument l’école du dimanche, avec Michèle, j’ai lu chaque matin un verset biblique et son explication, dans un cahier destiné aux enfants, j’ai suivi deux ans d’instruction religieuse, j’ai confirmé mon baptême, dans la robe blanche en broderie de Saint-Gall que tu m’avais cousue, maman. A l’époque, le porte de la robe blanche était obligatoire… J’ai fréquenté le culte du dimanche matin, avec Pierre. Je me suis mariée au temple de Châtelaine, celui de ma confirmation. Dès l’âge adulte, j’ai commencé à avoir des doutes sur les dogmes, la religion, la divinité. J’avais été une catéchumène passionnée, presque mystique. Mais les explications scientifiques me paraissaient plus convaincantes que celles de la Bible. J’observais l’hypocrisie des paroissiens et paroissiennes, qui ne se comportaient pas de manière chrétienne dans leur quotidien. Surtout, je n’entendais ni ne voyais Dieu nulle part. Il y avait trop de guerres, de drames, de catastrophes naturelles pour croire qu’une divinité toute-puissante laisse faire. Je trouvais plus cohérent d’imaginer un monde sans dieu ni diable où les humains étaient, par nature, capables du meilleur et du pire. Surtout du pire, hélas. La théorie du Big Bang acheva de m’éloigner d’un Dieu créateur. Il y a certainement des milliers et des milliers de planètes qui portent la vie, dont la créature la plus élaborée ne ressemble probablement pas à l’humain terrestre.

Un jour, j’ai regardé une émission télévisée, intitulée « Poussières d’étoiles », qui regroupait une dizaine d’astronomes. A la fin, l’animateur leur demanda s’ils avaient la foi. La moitié l’avait conservée, ce qui m’a beaucoup étonnée, et confortée dans le fait que la foi relève d’un autre ordre que le rationnel. Il est beaucoup plus facile de croire à un Etre supérieur qui a créé l’univers et nous protège. On dispose ainsi d’une sorte de père tout-puissant sur qui s’appuyer. En tant qu’athée, je dois me débrouiller seule. L’univers est en expansion, il contient des millions de galaxies, des milliards d’étoiles et davantage de planètes qui tournent autour de ces étoiles. La Terre est issue de cet immense tournoiement, blottie dans un bras de la Voie lactée, qui contient à elle seule plusieurs centaines de milliards d’étoiles. Nous sommes le résultat d’une série incroyable de mutations, qui auraient tout aussi bien se frayer un autre chemin que celui qui a conduit à l’espèce humaine. Mais nous voici « les maîtres du monde » depuis six ou sept millions d’années, après plus de treize milliards d’années qui nous séparent du Big Bang.

En réfléchissant à la mort, les humains ont mis au point des rituels, ils ont tenté d’expliquer la création. Ce furent les récits des religions, au nom desquelles les se sont allègrement entretués et continuent à le faire. Au nom de Dieu, dont on prétend qu’il est Amour. Pourtant, si Dieu existe, il est forcément unique, il est donc le même, quelles que soient les religions qui veulent l’honorer. Par conséquent, il est absurde de se déchirer pour des questions de détails. Mais les religions et leurs représentants, majoritairement des hommes, sous toutes les latitudes, ont tendance à développer une rigidité qui les rend tyranniques. Parmi les religions chrétiennes, la catholique est persuadée qu’elle seule est dans la vérité. Les tentatives œcuméniques ont largement prouvé qu’un dialogue avec elle est voué à l’échec.

A la réflexion, je déteste les religions : elles ont surtout servi à opprimer les gens, en particulier les femmes, considérées comme des êtres de valeur inférieure, à qui l’on interdit le sacerdoce, ce qui me semble aller à l’encontre du message d’amour et d’égalité d’un dieu qui voudrait le bien de l’humanité.

Pour les athées, comme l’a si bien expliqué Sartre, il s’agit de croire suffisamment en l’humain pour se comporter de manière responsable. Afin que nous puissions vivre ensemble, il faut tenir compte des autres, chacun de nos gestes, chacune de nos décisions doivent pouvoir se généraliser. Par exemple, il vaut mieux loger dans un appartement que dans une villa, parce que si tout le monde habitait une maison individuelle, il n’y aurait bientôt plus de place. Il ne faut pas faire à autrui ce qu’on n’aimerait pas qu’on nous fasse, il faut montrer de l’empathie, s’occuper de ses voisins, protéger les plus faibles, défendre la justice, la liberté, l’égalité. En fait, appliquer les Dix Commandements et les valeurs de la République. Pour cela, il n’est pas nécessaire d’adhérer à une religion mais de se sentir concerné-e par nos frères et nos sœurs que sont les autres humains, par les animaux, la nature en général. La respecter nous permettra d’y vivre le plus longtemps possible. Hélas, partout, on voit les humains, croyants ou non, se comporter comme si la Terre était infinie, les gens interchangeables. Au nom de l’argent (le veau d’or !), on soumet les personnes, les peuples, la nature, qui sont traités comme de la marchandise. L’humanité court à sa perte, mais les chefs d’Etat, les capitaines d’industrie n’en ont cure. Leur politique se fait à courte vue. Il est fort à parier que l’humanité ne passera pas le 22e siècle. Ainsi, la merveilleuse histoire de la vie sur Terre, depuis trois milliards d’années, des mammifères, il y a 200 millions d’années, de l’humanité, depuis six ou sept millions d’années, se terminera par la disparition des espèces les plus évoluées, qui a déjà commencé. Ce sera pire que « La planète des singes » puisqu’aucun primate ne survivra.

Du point de vue de Sirius (ou de Dieu, sait-on jamais), ce sera peut-être un bien pour la planète. Les humains s’emploient à la détruire avec une telle détermination qu’elle se portera nécessairement mieux sans eux. Elle a survécu à tant de bouleversements qu’elle s’en remettra. Elle a, il y a 750 à 580 millions d’années, subi plusieurs séries de glaciations globales. A se demander comment la vie a pu résister, même à l’état de bactéries. Elle a été heurtée par des météorites, a connu des périodes d’intense activité volcanique.

J’ai lu quelque part que les fourmis résisteraient. Bien qu’elles représentent moins de 1% des insectes, leur masse excède le poids de l’humanité, et, conjuguée à celle des termites, atteint le tiers de la biomasse animale de la forêt amazonienne. Peut-être que le futur de la vie sur Terre dépendra des fourmis…

Nietzsche a écrit : « Au détour de quelque coin de l’univers inondé des feux d’innombrables systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l’« histoire universelle », mais ce ne fut cependant qu’une minute. Après quelques soupirs de la nature, la planète se congela et les animaux intelligents n’eurent plus qu’à mourir. » (Écrits posthumes 1870-1873, Gallimard).

Et Dieu alors ? S’il existe, il ne bouge pas, il observe. Pauvres de nous !

Je me dis tout ça pendant que j’écoute ceux qui parlent, ceux qui ont la Parole, des hommes, comme toujours. A la fin, le pasteur Jean-Michel Perret s’en excusera et fera distribuer une rose à chacune. J’irai lui dire qu’il faut chercher les femmes, comme elles ne sont pas sûres d’elles, cela prend plus de temps que pour les hommes qui, eux, sont toujours partants.

Je me dis tout ça en écoutant Perret. Il raconte la croix, Jésus, les croyances. Si je ne crois pas en Dieu, je crois en Jésus, qui se désignait comme le fils de l’Homme. On en revient donc à Sartre et à notre responsabilité d’humain. Jésus, figure lumineuse d’une époque particulièrement cruelle, dans un territoire soumis à l’autorité romaine. Le Nouveau Testament ne nous parle plus d’un Dieu vengeur, mais porte un message d’amour en toute occasion. Jésus protège les faibles, les enfants, les femmes adultères qu’on veut lapider, les malades, les étrangers. « Aime ton prochain comme toi-même » est le précepte le plus révolutionnaire qui se puisse imaginer, encore moderne de nos jours, et peu appliqué. Jésus nous rend à nous-mêmes, il nous permet de mieux nous connaître, il nous accompagne.

Tout ce que j’apprends de Jésus m’intéresse. Il n’est pas né un 24 décembre ni en l’an zéro, mais quatre ans plus tôt. Le jour et le mois ont été choisis pour supplanter la tradition païenne qui fêtait le retour de la lumière. Jésus est lumière, soleil qui brille dans nos ténèbres.

Il était peu connu de son temps, dit Perret, moins que Jean Baptiste.

Je crois à sa naissance, à sa vie, enfin, le peu qu’on en sait, à sa mort, mais pas à sa résurrection physique. Le jour de Pâques signifie, pour moi, la victoire de la vie. Après la mort d’un être cher, il reste ses souvenirs, on le porte en soi dès qu’on pense à lui. Les pierres, le goudron, le béton n’empêchent pas l’herbe et les fleurs de pousser. Même après les génocides les plus sanglants, il reste assez de descendants pour reconstituer un peuple. Tout est recommencement.

C’est bon de chanter à l’unisson, de partager un moment d’émotion. Nous nous retrouvons autour d’un buffet, comme après un enterrement. Nous échangeons des propos, des souvenirs, des anecdotes. Le Baccarat coule à flots, je recueille les bulles contre le palais, souris à celles et ceux que je croise. La table offre un pain surprise, des légumes coupés à tremper dans une sauce, des confiseries : un peu de douceur pour soulager la perte de Jésus et des êtres chers. Jean-Jacques est appuyé sur la barrière, à côté de son amie, ses cheveux soulevés par le vent…

On cite les concerts qui se donnent aujourd’hui un peu partout. Gisèle parle de la prochaine exposition à la galerie « La Primaire », la poétesse que je publie y lira des extraits, devant les œuvres de ses illustratrices. Il suffit de trouver une date. La vie est dans les projets. Je quitte la chaleur des contacts parce que je suis gelée. Mal chaussée, j’ai laissé le froid m’envahir par les pieds, jusqu’à la moelle. Je franchis le portail, enfourche mon scooter. Je mettrai des heures à me réchauffer, mais ce moment de communion vient d’ajouter une strate positive aux souvenirs que je garde du cimetière de Saint-Georges. Et vous, mes parents, vous avez été présents.