Le jeûne genevois ? C’est déjà quoi ?

Le contexte du jeûne par Anouk Dunant Gonzenbach, 3 septembre 2019.

Le billet ci-dessous s’inspire largement des textes cités en référence.

Qu’est-ce qu’un jeûne ?

Depuis l’Antiquité, le jeûne est pratiqué pour des raisons médicales ou spirituelles. Dans la tradition biblique, le jeûne est présent dès l’Ancien Testament. On jeûne en cas de guerre, de cataclysmes naturels, de maladies et épidémies et de deuil.

La pratique du jeûne en Suisse

En Suisse, on jeûne depuis le 15e siècle. La Diète (assemblée des députés issus des cantons) organisait des journées de pénitence et d’actions de grâces en cas d’événement grave comme la peste, la guerre ou la famine, mais les cantons décidaient des modalités et de la forme de ces jeûnes.

Le jeûne à Genève

Le premier jeûne dont on trouve une trace dans les archives est célébré en octobre 1567 à l’occasion d’une répression contre les protestants de Lyon. Le procès-verbal de la Compagnie des pasteurs du 5 octobre 1567 indique qu’il est  » signifié le jeusne public, et toute l’Eglise exhortee a prieres extraordinaires et repentance. »

Il y eut certainement des jeûnes antérieurs qui ont eu lieu dès les premiers temps de la Réforme, mais ils ne sont pas documentés. D’autres jeûnes sont proclamés par la suite, par exemple en signe de solidarité avec le massacre de la Saint-Barthélémy en 1572 ou lors des guerres contre la Savoie en 1589. Dès 1640, comme dans l’ensemble des cantons suisses réformés, le jeûne devient quasi annuel. Il s’agit d’un acte moral et religieux, un signe d’affliction et d’humilité face aux malheurs du monde.

Lorsque Genève est annexée à la France entre 1798 et 1813, le jeûne devient une fête patriotique et permet de marquer tant l’identité protestante que genevoise. Cette couleur patriotique du jeûne est maintenue à Genève, qui décidément ne fait jamais rien comme les autres et qui instaure un jeûne genevois à une autre date que celle du Jeûne fédéral institué en 1832 par l’ensemble des cantons suisses chaque troisième dimanche de septembre.

En effet, les protestants genevois ne sont pas d’accord avec cette décision fédérale œcuménique et en 1837, quelques pasteurs annoncent le rétablissement du Jeûne genevois le jeudi – seul jour de la semaine sans marché- qui suit le premier dimanche de septembre. Ces pasteurs célèbrent trois cultes à la Madeleine, à Saint-Gervais et à Saint-Pierre, puis sont censurés et l’un est même suspendu de prédication pour six mois.

Pour finir, en 1840, Genève instaure officiellement son propre Jeûne, accompagné d’un jour férié jusqu’en 1869. A partir de cette date, il devient moins institutionnel et commence à perdre sa signification religieuse.

Le 8 janvier 1966, le Grand Conseil modifie une loi et déclare férié le jour du Jeûne genevois à la place du 1er mai. Ainsi, Genève garde son jeûne genevois le jeudi suivant le premier dimanche de septembre.

La tarte aux pruneaux

Comme l’écrit Claude Bonard, « telle est donc l’origine des jeûnes qui consistent à « offrir sa faim au profit d’une cause ». Mais l’estomac ayant tout de même ses exigences, il fallait tout de même prendre quelques forces. » Et c’est là qu’intervient la désormais traditionnelle tarte aux pruneaux. Cuisinée la veille, elle permettait aux femmes et aux domestiques de participer au culte du jour (culte qui au 18e siècle commençait tôt le matin pour se terminer à quinze heures). Au départ, c’était la seule collation de la journée, puis de fil en aiguille elle est devenue le dessert d’un bon repas dont chaque famille a sa propre recette.

En triant il y a quelques mois la bibliothèque de ma grand-mère, je suis tombée sur Le Livre de Blaise écrit par Philippe Monnier en 1904. Un livre que je détestais, car quelque part il y est écrit que « les filles, ça pleure tout le temps », phrase que nous répétait régulièrement ladite grand-mère dans l’intention d’éviter nos larmes. Avant de le jeter par la fenêtre, je l’ai quand-même feuilleté et je me suis réconciliée avec ce texte et cette écriture genevoise savoureuse,  au point de rire de bon coeur avec son protagoniste, le petit Cuendet, qui s’y exclame: « Le Jeûne, c’est un jour où on se paie une bonne tampougne au Salève » !

 
Deux images présentées par Jean Stern
Captures d’écran de : Luis Buñuel, Simon du désert, 1965 ; site pure-detox.fr, 2019, image côtoyant la phrase : « C’est d’ailleurs la plus ancienne technique naturelle de purification. »

Si Buñuel, dans Simon du désert, décrit avec tant de finesse ironique les miracles et les tentations de Siméon le stylite, c’est que l’enjeu de la purification spirituelle par le jeûne n’est pas vraiment dans l’air du temps en 1965. Mais très peu de temps après (vu de la hauteur de Siméon), en 2019, on peut vanter le même jeûne comme technique de bien-être car « c’est d’ailleurs la plus ancienne technique naturelle de purification. » Ce que nos deux figures invoquent ici, bras levés, c’est sans doute deux idées antagonistes de la perfection, mais, entre le noir et blanc et la couleur, n’est-ce pas une même prière pour se sauver ?

Ancien ou moderne, spirituel ou matériel, critique ou commercial, sacrificiel ou joyeux, personnel ou collectif, le jeûne est parfois une solidarité avec d’autres (comme le Jeûne genevois à ses débuts, et aujourd’hui ?), c’est aussi une manière honnête d’accorder corps et âme. Voyez ce qu’en dit aujourd’hui ce grand penseur du jeûne, Anselm Grün : « L’esprit doit pénétrer notre chair, il doit se faire chair. Sinon, notre incarnation n’est pas possible. Tertullien l’a exprimé par cette phrase célèbre : « Caro cardo salutis ». La chair est le pivot du salut. »

En fait, Siméon sur sa Colonne, Tertullien et son pivot, la jeune femme au soleil levant, c’est bien le même avenir radieux, non ?

(les protagonistes : Siméon le stylite, ermite syrien du Ve siècle ; Tertullien, théologien Carthaginois, IIe siècle ; Anselm Grün, bénédictin allemand contemporain ; et il faudrait adjoindre Gandhi, pour mieux témoigner du volet politique du geste, mais je n’ai pas trouvé d’image de Gandhi les bras levés.)

 

Pour aller plus loin:

Claude BONARD, Les destins croisés de Genève et Lyon, http://cbonard.blog.tdg.ch/archive/2019/08/29/en-marge-du-prochain-jeune-genevois-les-destins-croises-de-g-300537.html .

Olivier FATIO, « Le jeûne genevois, réalité et mythe », in Bulletin de la Société d’histoire et d’archéologie de Genève, 14, 1971, pp.391-425.

« Jeûne genevois, Jeûne fédéral: d’où vient la différence de date? », in Feuille d’Avis Officielle, Genève, 10 septembre 2008.

Jeûne, article Wikipedia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Je%C3%BBne

Source:

CH AEG Cp Past R 2 f. 50v