Un soir de novembre 2002, je jouais aux échecs dans le parc des Bastions, un peu étonné du peu de monde présent autour des grands damiers proche de la place Neuve. Un filet de musique s’échappait d’une porte de chantier qui permettait d’accéder au restaurant des Bastions, ouvert pour la première fois cet hiver-là. A l’intérieur, les habitués des échecs avaient pris place autour de tables et se défiaient au son d’un piano, l’ambiance était onirique malgré les panneaux de bois qui calfeutraient les fenêtres non isolantes de la verrière.
Tard le soir, nous nous sommes retrouvés à 4, le gérant ayant remis les clés du restaurant au veilleur de nuit qui nous a toléré jusqu’à des heures indues. Au fil des parties nous nous sommes présentés les uns aux autres. Le fils illégitime d’une célèbre baronne travaillait dans un programme de réinsertion, la seule femme de la table était une réfugiée irakienne parce que chrétienne et serveuse aux Brasseurs, l’étudiant en informatique maghrébin était plus probablement dealer, et moi je n’avais pas envie de dire que j’étais pasteur parce que toute la conversation allait tourner là-autour, donc j’ai laissé deviner ma profession. L’étudiant-dealer a dit : tu n’es pas avocat parce que tu ne parles pas assez, mais tu es dans la magistrature, enfin la seule certitude que j’ai est que tu portes une robe noire au travail. J’ai acquiescé sans préciser. Quelques temps plus tard je suis revenu au restaurant des Bastions et un homme m’a rapidement défié aux échecs. C’était le gérant Jean-François Schlemmer. En fin de partie, il me dit : tu es juge ? J’ai souri et répondu : il semble que les nouvelles vont vite. Mais en fait, je suis pasteur, et j’aurais voulu faire la verrée qui a suivi ma consécration à la cathédrale dans ton établissement, mais ton maître de rang m’a donné des tarifs trop élevés pour mes moyens. Jean-François m’a répondu : c’est dommage que tu ne m’aies pas demandé à moi, mon père était responsable de la mission intérieure de l’Eglise protestante de Genève, je t’aurais organisé la verrée. Mais peut-être pourrais-tu m’aider à ouvrir le restaurant le soir de Noël pour faire un banquet pour tous ?
Avec l’aide d’un collègue, Emmanuel Rolland, nous avons aidé Jean-François à ouvrir le restaurant au final trois années de suite, avant que le projet ne s’épuise un peu de lui-même. Mais Jean-François m’avait dit : un jour on refera quelque chose.
Lors de mon arrivée à l’aumônerie de l’Université, 10 ans plus tard, nous avons rouvert le restaurant le lundi avant Noël pour un « Noël Ethno » avec l’appui d’un mécène qui a offert une affiche signée Exem et du service de communication de l’Unige. Les chœurs de la Cathédrale, Gospel spirit et le Chœur gospel universitaire nouvellement lancé ont occupé le kiosque tandis que le restaurant offrait à boire et à manger. D’emblée ce fut un succès, et depuis chaque mois de décembre connait son événement dans ce lieu, sous un thème renouvelé qui permet également des prises de parole en lien avec l’actualité. Le chœur gospel universitaire a été intégré aux activités culturelles de l’Unige suite au premier Noël Ethno, et de là la réseau s’est étendu au sein de l’Unige jusqu’à donner naissance aux Noëls de l’Uni qui ont vu ainsi passer un événement isolé à un ensemble de 5 Noëls en 2017 puis 6 en 2018 dans des lieux aussi divers que les Uni-Dufour et Mail, l’auditorium Arditi, le temple de Plainpalais et bien sûr le restaurant des Bastions.
Jean-Michel Perret