Eve gravit les marches du plongeoir de dix mètres, suivi de son ami Adam, bien que cela leur fut interdit. Mais de là-haut ne voit-on pas Genève comme si on la possédait ? La cathédrale sur sa colline, le jet d’eau, la rade et ses enseignes lumineuses. Tenant dans la main son smartphone dernier cri, heureusement étanche depuis l’abandon par la marque à la pomme de la prise jack des écouteurs, Eve s’élança en premier et s’abandonna au vide quelques instants. Déséquilibrée, elle piqua du nez dans le lac au point de sentir pour la première fois l’eau lui presser tout le corps, Eve prit conscience qu’elle était nue. Adam ne se fit pas prier pour la suivre dans sa chute. Lui aussi découvrit sa nudité au contact de l’eau, et l’un face à l’autre ils eurent honte pour la première fois. Ils inventèrent les premiers maillots de bain avec les moyens du bord, et se cachèrent.
Le Seigneur Dieu, qui avait placé Adam aux Bains pour qu’il les exploite et les garde, s’y rendit au coucher du soleil, quand la bise et la fraicheur du soir furent venues. Il appela : Adam, où es-tu, pourquoi te caches-tu ? Adam était confus, au point de devoir se justifier en balançant Eve : « C’est elle qui m’a incité à gravir les marches du plongeoir, pour y dominer le monde. » Le Seigneur Dieu se tourna vers la femme qui lui dit : « Mon smartphone m’a induite en erreur, connectée au monde entier en tous temps et en tous lieux j’ai cru à ma toute-puissance ». Le Seigneur Dieu maudit le smartphone, l’obligeant désormais à n’être qu’un vulgaire téléphone. Il dit à Eve : désormais tes grossesses te seront douloureuses et tu enfanteras dans la souffrance, de plus ton désir te poussera vers Adam mais c’est lui qui dominera sur toi. Quant à Adam, le Seigneur Dieu lui dit : par ta faute, plus rien ne sera facile, tu seras exilé sur un sol aride, loin de l’eau. Et Adam et Eve se virent exclus des Bains, retrouvant le goudron des quais, le trafic bruyant d’un monde qui leur était inconnu.
Ils trouvèrent de l’aide à l’Espace Solidaire Pâquis, dans un temple qui héberge des associations de tous bords. A peine logée dans un appartement ancien et sans charme, Eve vit son désir la pousser vers Adam, qui la domina. Adam connut Eve à plusieurs reprises et Eve enfanta dans la douleur successivement trois fils, qui eurent des destinées bien diverses.
Elle songeait : se peut-il que la condition de la femme soit à ce point écrite à l’avance et définitivement par ce Seigneur Dieu au nom si masculin ? Quand je pense à mon Adam, qui est parfois un peu pomme tant il me suit aveuglément, se peut-il que la force physique soit la seule loi qui prévaut ? Toute à ses pensées Eve rencontra une voisine de palier d’origine bédouine, Sulamite, qui chantait à la fenêtre du matin au soir des poèmes d’amour d’une voix enjouée et langoureuse : « comme un pommier au milieu des arbres de la forêt, tel est mon chéri parmi les garçons. A son ombre, selon mon désir, je m’assieds, et son fruit est doux à mon palais ». De l’autre côté de la rue une voix d’homme lui répondait : « tes lèvres distillent du nectar, ô fiancée ; du miel et du lait sont sous ta langue ». Eve commençait à sentir ses joues se rosir, mais déjà dans la rue un groupe de badauds qui n’avaient rien perdu des chants des deux tourtereaux entonnait : « mangez, compagnons, buvez, enivrez-vous, chéris ». Salomon rejoint le chœur des badauds et leur parla de sa bien-aimée avec une telle ferveur qu’il en faisait une déesse : « Qui est-elle, celle qui regarde vers le bas comme l’aurore, belle comme la lune, brillante comme le soleil ? ».
A ces mots Eve se souvint de cette autre déesse, la Sagesse, qui apparaît dans un hymne mystérieux : « Quand les abîmes n’étaient pas, j’ai été enfantée, quand n’étaient pas les sources profondes des eaux. Avant que n’aient surgi les montagnes, avant les collines, j’ai été enfantée ». Eve sursauta à l’idée qu’elle n’avait été créée qu’après Adam, et qui plus est tirée de son flanc ! Visiblement tout le monde ne voyait pas l’origine du monde de la même façon.
En récitant la suite de l’hymne Eve constata que non seulement la Sagesse est la première née de la Création, mais qu’elle en est même le principe primordial : « quand Yahwé affermit les cieux, moi, j’étais là, quand Il grava un cercle face à l’abîme. Je fus maître d’œuvre à son côté, objet de ses délices chaque jour, jouant en sa présence en tout temps, jouant dans son univers terrestre ; et je trouve mes délices parmi les hommes ».
Et voilà, se dit Eve, la boucle est bouclée. Le vrai nom du Seigneur Dieu c’est Yahwé, et comme pour Dominique ou Claude ce n’est pas plus masculin que féminin. Ensuite, Yahwé n’est pas seul pour créer le monde, il y a une compagne qui l’inspire et le stimule, comme Sulamite pour Salomon. Enfin, l’être humain et l’être divin sont à l’image l’un de l’autre, à la fois homme et femme, mâle et femelle. Adam, qui connaissait bien sa compagne, finit par acquiescer face à tant de perspicacité, il se dit que bien de l’eau avait coulé sous les ponts depuis leur chute du plongeoir de dix mètres. Il s’étonnait toutefois qu’on lui ait rapporté qu’aux Bains durant l’été il y ait toujours un côté femmes.
Le récit biblique d’Adam et Eve se trouvent aux chapitres 2 et 3 de la Genèse. Le livre du Cantique des Cantiques contient les poèmes d’amour de la Sulamite et de Salomon. Enfin, le livre des Proverbes contient l’hymne de la Sagesse au chapitre 8, v. 22-31. L’ensemble de ces livres appartiennent à l’Ancien Testament.
in Journal des Bains n°15, hiver 2016