Noël n’existe que comme le récit d’une histoire. Une histoire humaine, et riche en coups de théâtre, car le projet qui s’y déroule est menacé à tout instant: un enfant conçu de manière inacceptable ne pourrait qu’être un bâtard, destiné à disparaître dans la honte et l’oubli, et pourtant, il aura une famille qui le protège et l’élève ; les conditions de l’accouchement sont telles qu’il a d’excellentes chances d’y mourir, et pourtant, il trouvera une mangeoire pour l’accueillir ; l’attachement fou d’un monarque à son propre pouvoir destine à la mort cet enfant sans défense, et pourtant il y échappera.
Cette histoire est jalonnée d’anges : l’un annonce à Marie sa grossesse et la naissance de l’enfant, un autre rassure Joseph et l’exhorte à prendre Marie dans sa maison, un autre encore lui dévoile le plan d’Hérode et lui enjoint de partir sur le champ, d’autres anges annoncent la naissance de Jésus aux bergers.
Un ange, dans la Bible, est un marque apposé sur un épisode qui contient un énigme pour ses protagonistes et pour le lecteur : il signifie que précisément dans la faille qu’ouvre cette situation, il y a la possibilité de voir s’entrouvrir un sens de l’existence nouveau et inattendu, qui fonde une nouvelle manière d’agir. L’ange est le signe de l’acte subversif de Dieu, un signe qui dit : ne passe pas à côté, ici se joue ton existence. Ce n’est sans doute pas par hasard que dans les évangiles, les anges sont très peu présents, sauf à l’entrée et à la sortie de leur récit. Lorsque les femmes découvrent que le tombeau de Jésus est vide, ce qu’elles aperçoivent est un ange sur le banc où devait gire ce cadavre. Cet anget marque le lieu de l’absence – et en même temps il invite les femmes à voir dans cette absence une possibilité radicalement nouvelle :à accepter le défi d’une logique autre qui va bousculer leur vies mais les rendra témoins d’une espérance inouïe offerte à ce monde sans paix qui, s’en tenant à sa propre logique, n’a su que repousser et crucifier Jésus de Nazareth, après et avant des millions d’autres humains.
Il en est de même des histoires de Noël : là aussi, les anges signalent qu’une situation fâcheuse est une possibilité offerte à une autre dimension de la vie. Un premier mot-clé : confiance. A l’appel par un ange, la seule réponse adéquate est la confiance. Ainsi, une jeune fille fait confiance à cet enfant qu’elle porte dans son sein de manière inexplicable, mais certainement irrégulière, qui pourrait détruire sa vie, socialement et même physiquement. Son jeune fiancé fait confiance à la femme qu’il aime et à l’enfant qu’elle porte, même si cela va gâcher sa réputation. Partir en catastrophe en Egypte, c’est de la confiance devant un avenir totalement inconnu mais sûrement difficile.
L’autre mot-clé de Noël est : accueil. Accueil, par une jeune fille seule, d’un fœtus qui va sûrement lui compliquer la vie ; accueil par Joseph d’une fille en situation ambiguë, coûte ce que ça coûte ; accueil par les bergers et par l’Egypte, accueil de Jésus par les mages, accueil douteux des mages par Hérode et accueil sincère par la famille…
En termes de foi, Noël dit le courage de Dieu : d’un Dieu qui prend au sérieux, jusqu’au bout, sa responsabilité à l’égard de ses propres créatures. Pour relever les êtres humains torturés par le mal, il ne lui suffit plus de communiquer avec eux depuis sa position de force ; alors il saute la barrière, il se fait l’un d’entre eux. Noël dit la confiance de Dieu, qui sait que les humains continueront de faire le mal, mais sait aussi que le moyen de les libérer est de se mettre à côté d’eux non pas comme un puissant, mais comme un vaincu, dont la défaite se renverse en victoire, car la toute-puissance qui triomphe est la seule qui l’est vraiment, celle de l’amour.
Noël, c’est Dieu qui entre dans une histoire humaine, où il n’y a pas d’ailes permettant de s’enfuir vers un monde bienheureux et tant pis pour celles et ceux qui restent en bas. C’est une histoire qui se joue en bas, où pourtant des failles ouvrent des portes sur la possibilité impossible d’un monde racheté. Nos institutions, inévitables, ne réaliseront jamais ce que les évangiles appellent le règne de Dieu, mais elles n’échappent pas à la responsabilité des défis que Noël symbolise : confiance, accueil, courage, dans l’ouverture active sur l’avenir. L’université ne doit privilégier d’aucune manière une religion. Mais en tant qu’institution formatrice de personnes, elle peut orienter vers l’action commune de soutien de la dignité humaine, dont aucune religion n’a l’exclusivité mais qui est elle aussi symbolisée, pour les chrétiens, par Noël. En tant que lieu où on étudie pour projeter, évaluer et améliorer les institutions, l’université écoute l’appel à mettre le pouvoir – auquel on ne pourra jamais renoncer dans le monde humain – au service de qui est sans pouvoir et est broyé par le cynisme et les manipulations des seigneurs de ce monde. Qui opère dans l’université ne tient pas nécessairement ces impulsions d’une fête chrétienne comme Noël ; mais le mythe fondateur constitué par Noël, avec son bruissement d’anges, rappelle la possibilité paradoxale d’un monde nouveau qui peut étinceler au milieu de nous, car Noël est la naissance d’un être humain sur la terre, non pas d’un dieu au ciel.