En 1970, une voiture ivre et folle percute un enfant de six ans à la sortie d’un préau d’école… et le plonge dans le coma durant 3 semaines…
Je sais depuis toujours qu’on ne voit qu’avec la couleur de ses yeux. Changer de lunettes ne change pas le monde, sinon peut-être l’idée que nous nous en faisons.
J’ai planté dans notre jardin un figuier pour y suspendre dans des paniers en osier tous nos enfants mort-nés. Je les berce parfois doucement pour me donner le courage de repeindre le ciel. Je ne sais pas ce qu’ils voient enfermés dans leur cocon, si ce n’est que lorsque le vent les fait chanter entre les branches, les fleurs changent de teinte.
Voilà, une voiture bleue et soûle, trop effrénée et rutilante percute l’enfant que j’ai été, comme dans une bande dessinée de Mickey Mouse ; mon seul cadeau d’anniversaire.
Délicatement, d’un regard à peine effleuré, je lui ferme les paupières (me ferme les paupières) pour qu’il devine l’éternité mais ne la regarde surtout pas. Je lui désire des yeux de marbre et des billes de verre pour jouer à saute-planètes dans la couleur du néant. Seules les statues continueront de grandir et vieillir. Elles, je les enterrerai plus tard au pied du figuier avec tous nos souvenirs et tes chaussures à hauts talons. Et puis, nous réécrirons ensemble sur le palimpseste de la nuit, l’histoire des rêves que nous avions cru apercevoir et qui allumaient dans nos yeux de boréales enfances.
Par quel miracle le corps s’articule-t-il autour des fontaines ? Par quelle insouciance allume-t-il les abat-jours de nos cœurs pour nourrir nos insomnies?
Sitôt la nuit d’une quarte plus claire, les oiseaux traversent le tympan du matin. Leurs pépiements mettent le monde en dissonance. Ils semblent en garder les frontières avec une attitude martiale de soldats inquiets. Je reprends ma marche dans les plis des draps et arpente les arpèges du ciel. Sur la partition des mots je me mets à mon tour à zinzinuler, à cagnarder, à turlutter, à courcailler ou à jaboter. Qu’importe. Je replie mes ailes sous la couverture du lit dans l’attente d’un midi plus sombre.
Nos mains se rencontrent et se déchirent comme du papier. Tu sais depuis toujours que je suis sourd d’une oreille. Collision d’un enfant trop jeune contre la calandre d’une automobile roulant à grande allure. Un long coma pour ne plus entendre le choc de ce petit corps désarticulé et le bruit de sa chute, rebondissant sur le capot de la voiture.
Aussi as-tu pris la main qui partage ma surdité pour je ne puisse que deviner ce léger froissement du parchemin de nos peau qui se décousent comme de vieux gants.
J’ai donc laissé tomber une casserole sur le carrelage de la cuisine afin de briser la magie de l’instant et les tabous. L’univers entier s’est mis à trembler et les oiseaux se sont remis à chanter, fixant de leurs petits yeux méchants mes os écorchés avec lesquels ils imaginent peut-être jouer de la flute.
Je regarde ton ventre rond, qui s’est une nouvelle fois gonflé comme un aquarium. J’aimerais découper dans cette chaire tendue une fenêtre carrée pour y découvrir et goûter la vie qui y bat.
Je t’imagine nue, le corps lacéré par la lune et les chiens jaunes hululant dans le jardin, courir vers la maison pour y verser ton sang dans de larges marmites.
Je n’aime que tes caresses, qui me rappellent la mousse verte sur les pierres de l’étang. Je n’ai plus d’endroit où m’asseoir, plus de sens pour me situer dans l’espace. Tes cheveux sont si fins que je te crois malade et imagine qu’un oiseau te prend sous son aile. Tu ne supporterais pas le poids de mon bras qui te mettrait en servitude.
J’égrène une moisson de riz sous tes omoplates. Dévisse tes vertèbres pour en faire des hosties. Je joue sur le piano du monde l’instant précieux d’une vespérale rencontre avant de mordre dans les chairs de ton ventre cru pour y découper des corolles de fleurs et écouter le ressac de la mer qui s’y bouscule.
Quel sens donner aux choses du monde ? Nos visions les plus folles nous font entendre raison (ou abonner toute raison) et toucher parfois d’un doigt trop court et trop carré l’idée de Dieu ou le fuselage d’un avion au ponant de notre vie.
Je te regarde par la fenêtre du jardin. Tu berces avec douceur les nymphes suspendues au figuier. Le vent fait frémir ta peau comme je ne saurai jamais le faire. De très loin, à des kilomètres de toi, je tends mon bras pour tenter de t’effleurer mais ne sais te retrouver.
Et voilà qu’une Buick bleue et ivre file sur la plage, m’emportant vers les îles de nos oublis.