Par Jean-Michel Perret
Au cœur de l’ombre
Il y a la nuit
Au cœur des nuits
C’est ton absence
Si je m’endors
Ta lampe luit
Tu es dans le silence
C’est par ces mots que se terminent la chanson « au cœur de l’arbre » que le père Dominicain Maurice Cocagnac a écrit dans les années 80 pour Graeme Allwright, ce dernier l’interprétant sur scène pour clore ses concerts jusqu’en 2015 alors qu’il avait près de 90 ans. Graeme Allwright est décédé le 16 février dernier, et c’est l’occasion pour Sans le seuil de revenir en quelques mots sur l’importance de cette chanson dont la simplicité égale la profondeur et dont la compréhension immédiate touche d’autant plus les cœurs.
Pour écouter Au cœur de l’arbre cliquer ici
Le texte :
Au cœur de l’arbre il y a le fruit
Au cœur du fruit il y a la graine
Au cœur des graines il y a la vie
Et la saison prochaine
Au cœur de l’homme il y a l’amour
Au cœur de l’amour il y a la peine
Au cœur des peines il y a le jour
Que le matin ramène
Au cœur de l’arbre il y a le bois
Au cœur du bois il y a la planche
Et de deux planches on fait la croix
Qui tient Dieu dans ses branches
Au cœur de l’ombre il y a la nuit
Au cœur des nuits c’est ton absence
Si je m’endors ta lampe luit
Tu es dans le silence
Des quatre couplets seul le premier est entièrement lumineux et positif. L’évocation de l’arbre comme support de la vie et du rythme harmonieux des saisons résonne avec acuité avec la redécouverte ces dernières années des arbres comme êtres vivants et communicants, voir par exemple les travaux d’Ernst Zürcher dans « Les arbres, entre visible et invisible ». Mais ce que le premier couplet de la chanson ne dit pas, c’est que pour donner la vie, la graine doit mourir. La suite de la chanson faisant clairement référence à la mort et à la souffrance, le premier couplet positif et enjoué nous met en posture d’entendre la suite, une petite lueur restant ainsi présente en notre pensée.
Au cœur de l’homme il y a l’amour, et de l’amour la peine n’est jamais loin… il faut oser passer ainsi d’une évocation positive de la vie et de l’essentiel de la condition humaine à la souffrance… nous vivons une époque où la souffrance devrait être bannie, notamment en médecine par les médicaments, et où pourtant la souffrance est omniprésente, que celle-ci soit physique et surtout psychique par la perte de sens qui touche la condition humaine. Ce que la chanson nous dit, c’est que la lumière est au cœur des peines, qu’on peut toucher le fond et rebondir vers un avenir meilleur que le matin ramène… ce n’est évidemment pas toujours vrai, mais Cocagnac décrit un mouvement essentiel qui nous dit qu’il vaut mieux espérer des lendemains qui chantent que de craindre constamment le pire.
Le troisième couplet fait clairement place à l’usage que l’être humain peut faire de l’arbre. D’un allié dans le cycle de la vie, l’arbre peut devenir le support du supplice et de la mort, que le bois soit celui de la croix, de la flèche ou de la guillotine. Si le premier couplet de la chanson est entièrement positif, le troisième n’est que négatif, il évoque même Dieu… crucifié et qui va donc mourir. Elie Wiesel raconte ainsi la scène d’un enfant pendu dans la cour d’Auschwitz-Birkenau par les SS dans son chef d’œuvre La nuit : « Derrière moi, j’entendis le même homme demander : – Où donc est Dieu ? Et je sentais en moi une voix qui lui répondait : – Où il est ? Le voici – il est pendu ici, à cette potence. »
Face à une telle noirceur, que peut bien avancer Cocagnac pour terminer son chant ? Eh bien, fidèle à son rythme de passage, l’auteur passe de l’ombre à la nuit, et de la nuit au… sommeil. Un sommeil habité, qui n’est pas effrayant grâce à la lueur de la lampe à huile, et qui débouche sur un silence plein et nourri, comme celui des monastères pratiquant l’oraison silencieuse en communauté. Le silence communautaire serait-il une réponse possible à la souffrance du monde ?