Par Damien Deschenaux et Anouk Dunant Gonzenbach, 9 février 2020
ОТЧЕ НАШ Père Notre
C’est un texte imprimé sur des lamelles en bois, comme une sorte de tableau qu’il a accroché au-dessus de son lit. En rouge et beige. Il l’a acheté dans un petit village de Russie il y a longtemps, il voyageait avec ses parents, les caractères sont en cyrilliques et il trouvait l’ensemble beau. Le texte, c’est la prière universelle, le Notre Père.
Depuis, il est retourné souvent en Russie, parce qu’il trouve l’esprit authentique, il est attiré par la littérature et la poésie de là-bas. Il a créé des liens, alors quand il y va désormais, ce n’est pas en touriste. C’est autour d’un feu, à Noël, cuire le pain, feutrer la laine, la neige environnante, l’essentiel.
Il a appris le Russe. Alors, à force de regarder le tableau au-dessus de son lit, un jour il s’est aperçu tout naturellement qu’il pouvait le déchiffrer. Le lire. Puis il a prêté attention aux mots. Puis il s’est dit que la puissance de cette langue offrait une clarté renouvelée à ce texte.
Le Notre Père en français, il y a des tas de phrases qu’il ne comprenait pas. A force de le réciter depuis tout petit, on s’est fait des images il y a longtemps, les images sont restées, sans espoir d’évolution.
Mais là en russe, le texte a commencé à l’habiter, ce n’est pas théologique, c’est de l’intérieur que ça vient, une compréhension personnelle, des rapprochements qui font sens, des sons qui accouchent, une démarche poétique d’association d’idées, les mots usés à force d’être récités sont comme lavés. C’est mélodique, en russe, le Notre Père, comme lire des vers de Pouchkine, du rythme.
ОТЧЕ НАШ иже еси на небесех!
Père Notre qui es sur les cieux. En russe, on met ce qui est important en fin de phrase. Notre père à nous, donc. Un mot qui a la même racine que le père de famille, mais qui est utilisé pour Dieu ou une personne sainte.
Да святится имя Твое.
Qu’il se sanctifie, ton nom à toi. Ce n’est pas un ordre, une injonction, ici c’est l’inverse, tout vivant, le nom se sanctifie tout seul, le nom le tien.
да придёт Царствие Твое,
Qu’il arrive, le Royaume du tsar, le tien. Le tsariaume en fait, en français comme on a un roi, on a un royaume, en Russie c’est le tsar. Qu’il arrive, à pied, ton royaume à toi. Règne et royaume, deux mots proches, dans sa tête il s’imagine qu’on redevient des petits enfants pour entrer dans le royaume, accueillis et pas soumis à un règne, peut-être même pieds nus, des tout petits enfants encore non chaussés.
Да будет воля Твоя
Qu’il y ait là, présente, ta volonté. La volonté comme dans l’expression à volonté, selon sa propre volonté, c’est ici la liberté intérieure de vouloir ce que l’on fait et de faire ce que l’on veut. C’est aussi errer en liberté dans la forêt, la volonté est en liberté, il y a et il y aura ta liberté à toi, te balader sans contrôle ni entrave. Il n’avait pas vu ça, en français, la liberté de mouvement, la liberté intérieure de faire ce que l’on veut. Evacuée, à ce moment, cette impression que le texte l’enferme dans ce que quelqu’un veut pour nous. Faire ce qu’il veut, cela sous-entend rechercher ce qu’il veut. Ce n’est pas un caprice, un blang-seing pour du n’importe quoi, il est libre d’avancer avec ses questions, d’avancer dans sa tête, et ça lui permet de se développer, encore et encore, à l’intérieur et à l’extérieur, horizontalement et verticalement, personnellement et spirituellement.
Qu’elle soit là, ta volonté, et non pas qu’elle soit faite. La nuance du verbe est importante. La liberté est et sera. Il avait toujours compris et cru qu’il que le texte nous enjoignait à obéir à une volonté supérieure, mais c’est très clair maintenant pour lui, ce n’est pas ça.
яко на небеси и на земли.
Autant sur les cieux que sur la terre. En russe moderne, on écrirait dans les cieux, mais dans cette phrase c’est « sur » pour parler de quelque chose de grand, d’un événement, en russe on ne va pas au pays natal mais sur le pays natal. Sur le ciel, un espace large est évoqué, un événement, pas juste ce qu’il y a dans les nuages. Le Royaume comme événement. La prière en russe part du ciel et va à la terre, dans la direction opposée de la prière française. Il semble que ce sens se rapproche plus que nous du sens donné par les Pères de l’Eglise.
Хлеб наш насущный даждь нам днесь
Pain notre quotidien, donne à nous à partir de maintenant. Quotidien, pour vingt-quatre heures, quotidien en russe naît de la racine « essentiel, urgent ou vital », l’essence. Notre pain essentiel pour vivre, notre pain urgent, notre pain vital. Ce n’est pas juste du pain quotidien, c’est du pain de vie. Manger du pain tous les jours est important, mais le pain essentiel donne un autre éclairage au royaume. Le maintenant commence là et continue, à partir de maintenant la lumière va durer, parce qu’avant il n’y avait pas. Une notion d’espérance qu’il n’avait pas entrevue en français. Quotidien, vital, il ne peut s’empêcher de relier ces adjectifs à un autre qui possède les mêmes allitérations mais une racine différente, « qui rassasie », ça sonne poétiquement comme ça pour lui. Rassasiant, nourrissant.
И остави нам долги наша, яко же и мы оставляем должником нашим
Oublie les dettes nôtres, de même aussi nous oublions celles de nos débiteurs. C’est plus concret que les offenses, les dettes. Depuis tout petit, il imaginait une offense comme une crasse, un mauvais tour joué entre bac à sable et balançoire, dont la nature s’aggrave en grandissant. Une dette, c’est un peu plus clair. Et cette dette, ces dettes, doivent être oubliées. Dans ce verbe oublier, le mouvement de poser loin, mais loin, mais tellement loin qu’on oublie, que ça disparaît, que c’est enlevé. Eloigne de nous, mets plus loin nos dettes, enlève-les, oublie, sans même besoin de pardon en russe. Une dette est une entrave, alors laisse partir, enlève, Père Notre, nos entraves dans la relation avec l’autre, celles que nous posons aux autres, celles qu’ils nous posent. Laisse couler, libère, enlève, oublie.
И не введи нас во искушение,
Et ne nous conduis pas dans la tentation, le verbe conduire contient ici la notion d’aller dans. Le mot tentation, ou séduction, est si proche de celui qui signifie gober ce qu’il y dans son assiette, toute la substance, tu as tout fini, le plat est net. Ne nous conduis pas dans le toujours tout finir dans notre assiette, tout bouffer ce qu’on laisse trainer, ne nous conduis pas dans le baffrage, dans la surconsommation, dans l’excès.
Но избави нас от лукавого.
Mais débarrasse-nous du tordu. Sauve-nous, en russe, aucune notion de délivrance et donc de liberté dont on était privés, sauve-nous de quelque chose qui fait souffrir, qui a une forme arquée donc tordue, sauve-nous du tordu parce qu’il est malin- ou le contraire, du malicieux. Comme chacun de nous, il a plaqué depuis tout petit des images parfois épouvantables sur ce texte, on avait peur, on murmurait en baissant les yeux, à l’Eglise. Là, il s’était toujours vu enchainé dans des oubliettes, avec Dieu qui soudain vient casser les chaines. Avec le texte russe il renouvelle l’image, Père Notre sauve d’un danger, de quelque chose de lourd qui engendre de la souffrance. Quelle sensation nouvelle d’être sauvé d’un danger, du tordu, du pervers, du à l’envers.
Аминь
En vérité, vraiment, qu’il en soit ainsi.
Sur le panneau, ça s’arrête là. Pas besoin de la suite, nous avons atteint pieds nus le Tsariaume, le Royaume.
Ainsi, par un fil qui se tisse, puis un autre, la version du tableau amène à la prière un sens qu’il n’avait pas vu en français. Il faut dire qu’il n’avait pas non plus vraiment cherché, en français, parce que c’est le russe qui le passionne. Le russe qui est une force pour lui. Il a une grande confiance en cette langue, parce qu’il dit que la signification des mots est à leur surface et pas au fond, que le sens du texte se trouve sur sa face extérieure.
Et que l’essentiel, c’est autour d’un feu, cuire le pain, feutrer la laine, la neige environnante. Le Royaume, le pain de vie, l’essentiel. Tout est dans ce mot. Prière éternelle.
Pour en savoir plus:
« A propos de la traduction du Notre Père », sur le site de l’Eglise orthodoxe des Gaules.